La question de l'articulation entre accords d'entreprise et conventions collectives est devenue centrale dans le droit du travail français. Avec les récentes réformes, notamment la loi El Khomri et les ordonnances Macron, la hiérarchie traditionnelle des normes a été bouleversée. Désormais, dans de nombreux domaines, un accord d'entreprise peut prévaloir sur une convention collective de branche, même s'il est moins favorable aux salariés. Cette évolution soulève des interrogations légitimes sur la protection des droits des travailleurs et le rôle des partenaires sociaux dans la négociation collective.

Hiérarchie des normes en droit du travail français

La hiérarchie des normes en droit du travail français s'est construite historiquement autour du principe de faveur. Ce principe impliquait qu'en cas de conflit entre plusieurs textes, c'était la norme la plus favorable au salarié qui s'appliquait. Ainsi, un accord d'entreprise ne pouvait déroger à une convention collective que dans un sens plus favorable aux salariés.

Cette architecture juridique reposait sur une pyramide des normes avec au sommet la Constitution et les traités internationaux, suivis des lois et règlements, puis des conventions collectives de branche, et enfin des accords d'entreprise. Le contrat de travail individuel venait compléter cet édifice en pouvant toujours prévoir des dispositions plus favorables.

Cependant, cette hiérarchie a été progressivement remise en cause depuis les années 1980, avec l'introduction de possibilités de dérogation par accord collectif à certaines dispositions légales. L'objectif affiché était d'assouplir le droit du travail et de l'adapter aux réalités économiques des entreprises.

Analyse comparative : accord d'entreprise vs convention collective

Pour bien comprendre les enjeux, il est essentiel de comparer les caractéristiques des accords d'entreprise et des conventions collectives :

Principe de faveur et ordre public social

Traditionnellement, le principe de faveur garantissait que les accords d'entreprise ne pouvaient qu'améliorer les dispositions des conventions collectives. Ce principe découlait de l' ordre public social , selon lequel les normes de niveau inférieur ne peuvent déroger aux normes supérieures que dans un sens plus favorable aux salariés.

Les conventions collectives de branche jouaient ainsi un rôle protecteur en fixant un socle minimal de droits pour tous les salariés d'un même secteur d'activité. Elles permettaient d'harmoniser les conditions de travail et d'éviter une concurrence déloyale entre entreprises sur le plan social.

Cas de dérogations autorisées par la loi el khomri

La loi El Khomri de 2016 a introduit de premières possibilités de dérogation aux conventions collectives par accord d'entreprise, notamment sur le temps de travail. Cette loi a ainsi permis aux accords d'entreprise de prévoir des dispositions différentes de celles des accords de branche dans certains domaines comme :

  • Le taux de majoration des heures supplémentaires
  • Les modalités d'aménagement du temps de travail
  • Le repos quotidien
  • Les jours fériés

Ces dérogations restaient cependant encadrées et la primauté de l'accord de branche demeurait la règle générale.

Impact des ordonnances macron sur la négociation collective

Les ordonnances Macron de 2017 ont franchi un pas supplémentaire en généralisant la primauté de l'accord d'entreprise. Désormais, dans la plupart des domaines, l'accord d'entreprise prime sur l'accord de branche, même s'il est moins favorable aux salariés. Seuls quelques domaines restent "verrouillés" et réservés à la négociation de branche, comme les salaires minima ou les classifications.

Cette réforme a profondément modifié l'articulation entre niveaux de négociation. L'objectif affiché est de permettre une adaptation plus fine du droit du travail aux réalités de chaque entreprise. Mais elle soulève des inquiétudes quant à un possible dumping social et un affaiblissement de la protection des salariés.

Recours juridiques face à un accord d'entreprise défavorable

Face à un accord d'entreprise moins favorable que la convention collective, les salariés et leurs représentants disposent de plusieurs voies de recours :

Action en nullité devant le tribunal judiciaire

Il est possible de contester la validité d'un accord d'entreprise devant le Tribunal judiciaire (anciennement Tribunal de grande instance). Cette action peut être intentée par les organisations syndicales ou par des salariés individuellement. Les motifs invoqués peuvent être :

  • Le non-respect des règles de négociation et de conclusion des accords
  • L'atteinte à des droits ou libertés fondamentaux
  • Le non-respect des domaines réservés à la négociation de branche

Le délai pour agir est de deux mois à compter de la notification de l'accord pour les organisations syndicales, et de deux mois à compter de la date à laquelle le salarié en a eu connaissance pour une action individuelle.

Saisine de l'inspection du travail

L'inspection du travail peut être saisie pour contrôler la légalité d'un accord d'entreprise. Si des irrégularités sont constatées, l'inspecteur du travail peut adresser des observations à l'employeur et, le cas échéant, dresser un procès-verbal d'infraction.

Cette voie permet d'alerter l'administration sur d'éventuelles dérives, mais n'aboutit pas directement à l'annulation de l'accord. Elle peut cependant inciter l'employeur à revoir sa position ou servir de base à une action en justice.

Procédure de dénonciation d'un accord collectif

La dénonciation est une procédure permettant de mettre fin à un accord collectif. Elle peut être initiée par l'employeur ou par la totalité des organisations syndicales signataires. La dénonciation ouvre une période de préavis puis de survie de l'accord, durant laquelle une nouvelle négociation doit s'engager.

Cette option peut être envisagée si l'accord d'entreprise s'avère globalement défavorable et qu'une renégociation semble nécessaire. Cependant, elle comporte des risques car en l'absence de nouvel accord, les salariés peuvent perdre les avantages de l'ancien texte.

Rôle des représentants du personnel dans la négociation

Les représentants du personnel jouent un rôle crucial dans la négociation des accords d'entreprise. Leur vigilance et leur expertise sont essentielles pour préserver les intérêts des salariés face à la nouvelle primauté accordée à la négociation d'entreprise.

Les délégués syndicaux sont les principaux acteurs de cette négociation. Ils doivent être particulièrement attentifs à :

  • Comparer systématiquement les dispositions négociées avec celles de la convention collective
  • Identifier les domaines où l'accord de branche reste impératif
  • Veiller à obtenir des contreparties en cas de dispositions moins favorables
  • Informer et consulter les salariés tout au long du processus

Le comité social et économique (CSE) a également un rôle à jouer, notamment à travers sa consultation obligatoire sur les projets d'accord. Il peut émettre un avis et faire des propositions pour améliorer le contenu de l'accord.

Stratégies de renégociation d'un accord d'entreprise

Lorsqu'un accord d'entreprise s'avère moins favorable que la convention collective, plusieurs stratégies de renégociation peuvent être envisagées :

Demande de révision : Les organisations syndicales peuvent demander la révision de l'accord, en proposant des modifications pour le rendre plus favorable. Cette procédure permet de cibler les points problématiques sans remettre en cause l'ensemble de l'accord.

Négociation annuelle obligatoire : Les thèmes abordés lors de la NAO (salaires, temps de travail, égalité professionnelle) peuvent être l'occasion de revenir sur certaines dispositions défavorables et de les améliorer.

Négociation d'un accord plus global : Il peut être judicieux de négocier un nouvel accord plus large, intégrant d'autres thématiques, pour obtenir des contreparties sur les points moins favorables.

La négociation d'entreprise doit être vue comme un processus continu d'amélioration des conditions de travail, et non comme une course vers le bas.

Dans tous les cas, une bonne préparation est essentielle. Les représentants des salariés doivent s'appuyer sur un diagnostic précis de la situation de l'entreprise et des attentes des salariés pour construire leurs revendications.

Conséquences pratiques pour les salariés

La primauté de l'accord d'entreprise peut avoir des conséquences concrètes importantes pour les salariés :

Application du principe de l'accord le plus favorable

Le principe de l'accord le plus favorable ne s'applique plus automatiquement. Dans de nombreux domaines, c'est l'accord d'entreprise qui s'impose, même s'il est moins avantageux que la convention collective. Les salariés doivent donc être vigilants et bien connaître le contenu des accords qui leur sont applicables.

Cumul des avantages entre accords

La question du cumul des avantages entre différents accords se pose de manière accrue. En principe, il n'y a pas de cumul possible entre les avantages ayant le même objet ou la même cause prévus par la convention collective et l'accord d'entreprise. C'est l'un ou l'autre qui s'applique intégralement.

Droit d'option individuel du salarié

Dans certains cas, un droit d'option peut être prévu, permettant au salarié de choisir entre l'application de l'ancien ou du nouvel accord. Ce droit d'option est généralement encadré dans le temps et doit être exercé de manière expresse.

Il est crucial pour les salariés de s'informer régulièrement sur les accords en vigueur dans leur entreprise et de consulter leurs représentants en cas de doute sur leurs droits. La complexification du droit du travail rend ce suivi d'autant plus nécessaire.

La négociation collective d'entreprise ne doit pas être synonyme de régression sociale, mais d'adaptation aux réalités économiques dans le respect des droits fondamentaux des salariés.

En conclusion, face à un accord d'entreprise moins favorable que la convention collective, les salariés et leurs représentants disposent de plusieurs leviers d'action. La vigilance, l'information et la mobilisation collective restent les meilleures garanties pour préserver et faire progresser les droits sociaux dans ce nouveau contexte de négociation.